Quand Spinoza parle ville et développement durable.

Rédigé par Henry Schwartz.

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A mon époque, nous ne pensions pas au développement durable, encore moins aurions-nous pu entreprendre de le théoriser. La délicate question du sens à lui conférer fait néanmoins écho à une correspondance entretenue avec mon précieux ami Simon de Vries lors des premiers mois de l’année 1663.

En février-mars, alors que nous partagions nos vues, je lui indiquais très simplement que « la confusion concernant certains de mes petits travaux provenait d’une absence de distinction entre les genres de définition ».

Brièvement, le premier genre concerne la définition qui explique totalement ou le mieux possible une chose située en dehors de nous, et le second genre, la définition dont l’explication consiste à décrire totalement ou le mieux possible ce qui est conçu ou peut être conçu mentalement.

Si nous prenons l’exemple d’un bien immobilier existant, l’idée du bien doit convenir avec le bien pour être vraie, « sauf si je désire lui dire des sottises » ; si se présente sous mes yeux une maison cubique que je dois décrire, je ne vais pas donner la description d’une maison d’inspiration géorgienne, victorienne ou flamande…Si, au contraire, le bien n’existe pas hors de nous, qu’il s’agit d’un bien que je désire édifier, je dois le concevoir absolument pour que l’idée en soit également adéquate. De sa description, je dois en tirer « la conclusion que c’est tel terrain, et tant de milliers de pierres, et tant d’autres matériaux que je dois acheter ».

En me remémorant notre échange, j’entrepris de situer l’idée de développement durable. A quel genre de définition la relier ? Vous connaissez la joie que me procure la connaissance et la compréhension. Je me suis intéressé à vous.`

A vue d’oiseau, je comprends que 1) le développement durable comptait à l’origine trois piliers, à savoir l’économie, l’environnement et le social, 2) les penchants des individus ont conduit à ce que deux des trois piliers soient ponctuellement, corrélativement parfois, renommés : l’environnement par l’écologie et le social par le sociétal – outre les sensibilités relatives à l’approche économique, 3)  l’existant témoigne également de l’ajout possible d’un quatrième pilier (généralement la culture), voir d’un cinquième et d’un sixième – à noter que cette conception du développement durable en 6 piliers peut n’en comporter aucun sur la culture. Et le tout à l’aune de la délicate question de la conciliation hiérarchisée via notamment l’enjeu transversal de la gouvernance.

Le développement durable ne concevrait-il donc pas ?

Le développement durable ne peut en effet être rattaché à la définition du premier genre dans la mesure où son idée n’explique aucune chose extérieure. Comme objet de la seule pensée, il devrait normalement relever du second genre, sauf qu’il ne se conçoit pas absolument. En ne bénéficiant pas d’une construction pleine, le développement durable pose d’emblée son inconcevabilité et nous préserve ainsi de son examen comme cela aurait été nécessaire s’il avait été conçu totalement. C’est comme si en mon temps un architecte avait proposé un projet en omettant les pilotis.

Si l’on me disait qu’il est concevable, je répondrais que c’est toutefois bien possible, et même très probable, mais plutôt à l’image des traces d’un cheval sur le sable dont la vue chez le soldat lui fait « aussitôt passer de la pensée d’un cheval à la pensée d’un cavalier et de là à la pensée de la guerre » et chez « le laboureur (…) de la pensée d’un cheval à la pensée d’une charrue, d’un champ, etc. ». Chacun passant d’une pensée à une autre suivant son habitude d’enchaîner les images des choses d’une façon ou d’une autre. (Eth.2, pro. 18, sc.).

Que le développement durable soit une idée vague, cela ne pourrait être que d’une relative importance mais une idée est affirmation.

A mes yeux, « il n’y a rien de positif dans les idées qui constituent la forme de la fausseté ». Fort heureusement, la confusion n’est jamais absolue (Eth.2, pro.35, dém.). Beaucoup de concepts ne sont-ils pas formés sans être tous vrais ? Les femmes et les hommes ne parviennent-ils pas à mener leur vie en ayant autant des idées claires qu’embrumées ? Les acteurs publics et privés ne définissent-ils pas des stratégies et leurs mise en oeuvre en l’absence d’une connaissance parfaite ? Le trouble provient de l’affirmation des idées confuses qu’engendre le concept et, plus particulièrement, de l’affirmation de contenus inadéquats dans son articulation avec d’autres concepts plus vrais donc plus positifs.

Le développement durable semble en effet entretenir à l’échelle des territoires et des organisations des relations très étroites avec d’autres concepts tels que la RSE/RSO qui selon les approches est le développement durable même ou une déclinaison, la réputation, effet de la RSE pour certains quand d’autres parleront de réputation en matière de DD ou de RSE, l’attractivité, la compétitivité, la santé environnementale, le bien-être…

Cet aspect est d’autant plus important que, comme chacun le sait, les idées, vraies ou fausses « suivent les unes des autres avec la même nécessitée » (Eth.2, pro.36) et « l’ordre et la connexion des idées est le même que l’ordre et la connexion des choses » (Eth.2, pro.7) ; d’où il suit que les espaces de vie – indépendamment de leur échelle et de leur fonction : habitat individuel ou collectif, immeubles à usage de bureau, commercial, d’habitation, mixte, parcelles, quartiers, lotissements, villes… – sont, selon le mode du penser, l’expression d’idées plus ou moins adéquates ou positives.

Je songe alors à la société de mon époque, à « cette florissante République », « au prestige efficace de la souveraine Puissance » (TTP, Chap.20) et en particulier à deux de ces enjeux où le Développement durable ne fut un compagnon ni de corps ni d’esprit : l’eau dont le rapport à l’élément est l’expression d’une idée associant son caractère tant menaçant – les assauts des vagues de la mer du Nord – qu’opportun – capacités nourricières, développement du commerce….- et qui constitue une composante essentielle de l’aménagement de notre territoire, et la réputation que j’évoque en matière d’investissement dans mon traité des autorités théologiques et politiques.

Je me suis demandé si en habillant notre pensée du développement durable, nous n’aurions pas été en raison de ses inhérentes controverses – tant à l’égard des chemins que de la fin – amenés à affirmer ce qui nous était contraire, autrement dit notre propre négation. Par exemple, nous aurait-il déterminé à contourner – coûteusement – la nécessité de construire des digues ? Au moment d’investir, le DD ne nous aurait-il pas conduit à qualifier positivement un aspect que la réputation aurait qualifier différemment dans la mesure où le DD, par sa confusion, nourrit ce qu’il était censé adoucir, le cloisonnement, alors que l’idée de réputation, elle-même idée intermédiaire, théorisée ou non, exprime une approche instinctivement plus intégrée et par nature évolutive ?

Si la positivité d’une idée réside dans sa clarté et sa distinction, que l’idée soit simple ou composée, et par Ville durable il m’est proposé d’entendre l’application du développement durable à son échelon ou le fait d’aborder les enjeux via celui-ci (ce qui est la même chose), il y a lieu d’établir une première distinction entre la Ville durable et la Ville Positive. Car si ou plutôt quand la ville dite durable exprime des composantes positives, leur rattachement au DD conduit à les réduire à un accident.

Il existe en effet autant de représentations du DD qu’il existe d’opinions. Et celui-ci apparait comme l’instrument de conduite de la ville durable, faisant de cette dernière une expression aussi vague que peut l’être son principe directeur. Les tentatives de définitions de la ville durable ayant d’ailleurs et surtout pour résultat d’épaissir le catalogue des termes à associer : nature, verte, dense ou concentrée ou intense, sensible, intelligente ou smart, agile, participative, vivable, désirable, accessible, douce, résiliente, inclusive, humaine…(et même durable), et à amener chaque représentation « à considérer ceci ou cela » au gré de « la rencontre fortuite des choses » au détriment de ceci et cela à l’aune d’une considération des choses selon « leurs convenances, leurs différences et leurs oppositions » (Eth.2, prop.29, sc.).

Toutes les fois que le regard, déterminé de l’intérieur, considère les éléments selon cette seconde approche, il les considère clairement et distinctement.

Etant affirmation, l’idée est orientation.

L’enjeu de la Ville durable est de développer sa positivité, autrement dit l’affirmation d’un contenu éclairant d’où émerge une orientation engageante qui consent à une co-construction coordonnée. A la démarche cloisonnée et confuse du développement durable se substitue celle articulant faits et valeurs.

L’enjeu de la Ville Positive est d’être durable.

Henry Schwartz