Spinoza : « Que vos partis soient un lieu de dialogue »

Regard de Spinoza sur les partis politiques
Rédigé par « Matthieu Moulec, chroniqueur épris de philosophie » – Décembre 2017
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Votre époque est celle des divisions. Si mon époque n’a ni connu ni théorisé le système politique qui est le vôtre, les similitudes n’en sont que plus frappantes. Au sein de ces similitudes, le rôle des partis, devenus prépondérants dans la France actuelle, me rappelle certaines de mes anciennes réflexions. J’ai défendu avec force, dans mon Traité Politique, une certaine conception du dialogue politique, où la solution la plus rationnelle et la plus efficace sortirait du dialogue entre citoyens.
Les esprits des hommes sont en général trop émoussés pour pénétrer au fond des choses du premier coup, mais ils s’aiguisent en délibérant, en écoutant et en disputant ; et pendant qu’ils cherchent tous les moyens d’agir à leur gré, ils trouvent un parti qui a pour lui l’approbation générale et auquel personne n’aurait songé auparavant.
§13, Ch. VII, Traité Politique
De ce dialogue découle une prise en compte des possessions de chacun. Or comme la raison ne peut être que partagée, bien que s’exprimant différemment selon les hommes, la mise en commun de ces réflexions permettrait de reconnaitre aussi bien la multiplicité des problèmes que des solutions. Cependant les partis n’ont jamais été des espaces de dialogue, mais de confrontation avec les idées qui leur sont contraires et opposées. En tant que coupure du dialogue, puisqu’on se referme en soi, les partis semblent cristalliser leurs positions, et loin de les soumettre à la libre approbation de tous, se contentent de les dérober aux regards pour les révéler quand nul ne peut plus y résister. Mon traité politique avait vocation à assurer la stabilité de l’Etat, et les partis sont très souvent néfastes à la stabilité de l’Etat.
Plus que la permanence des partis, c’est la prépondérance des notables qui me frappe dans le système politique de ce siècle. Les mêmes visages et les mêmes personnes se succèdent, inhibent et gênent ce dialogue.
Si, en effet, ils étaient élus à vie, outre que la plus grande partie des citoyens pourrait à peine espérer cet honneur, d’où résulterait une grande inégalité, et par suite l’envie, les rumeurs continuelles et finalement des séditions dont les rois ne manqueraient pas de profiter, dans l’intérêt de leur domination.
§13, Ch. VII, Traité Politique
Votre France, avec ses « barons » des partis, ressemble à ces aristocraties que j’ai tant connues, où les difficultés de dialogue, loin de n’être que le reflet de positions idéologiques irréconciliables, n’en étaient que le miroir des luttes d’influence. La stabilité de l’Etat, tout comme votre désir d’un Etat pleinement démocratique s’en trouve bafoué. L’Etat n’a pu, à mon époque, que lutter contre les partis en les divisant.
A mesure donc que les conseillers seront moins nombreux, et partant plus puissants, le Roi courra un plus grand risque qu’ils ne lui ravissent le pouvoir pour le transférer à un autre.
§14, Ch. VIII, Traité Politique
Vous constatez peut-être à l’instant même un exemple de cette nature, où le ministre des Finances en est venu à renverser son Roi, nouveau Colbert n’ayant pas eu face à lui l’égal politique d’un Roi de France.
J’ai consacré le Chapitre XI de mon Traité Politique à la démocratie, système que vous avez la chance de posséder. Ce que j’ai dit ci-dessus n’en est pas faux dans ce régime de monarchie parlementaire que l’on nomme la Vième République. Toutefois la démocratie, système merveilleux s’il en est, a bien plus de risque que d’autres systèmes, et le népotisme et le clientélisme des partis en est le principal. Les riches forment partis et nuisent au dialogue.
Là, en effet, ce que les patriciens ont le plus à cœur, c’est de repousser du conseil les plus dignes citoyens et ils choisissent pour collègues des gens qui n’ont d’autre volonté que la leur; de telle façon que dans un pareil gouvernement les affaires se font bien plus mal, parce que l’élection des patriciens dépend de la volonté complètement libre de quelques individus, je veux dire, d’une volonté exempte de toute loi.
§2, Ch. IX, Traité Politique
En démocratie ou en monarchie, méfions-nous des partis qui prétendent incarner le dialogue. Fions-nous plutôt à la vérité de la parole, au débat démocratique et aux lumières de la raison.